Le droit naturel pour Leo Strauss

Le droit naturel pour Leo Strauss

Leo Strauss est un philosophe allemand qui immigre aux États-Unis suite à la montée du parti national socialiste en Allemagne au début des années 1930. Il marquera à la fois la philosophie, la science politique ainsi que l’histoire des idées politiques. Défenseur de la primauté de la vérité sur l’opinion, il met de l’avant une histoire des idées politiques où il n’est pas problématique de passer d’un auteur à un autre sans autre justification que la possibilité de le faire car l’important c’est « de les comprendre tels qu’ils se sont eux-mêmes compris »[1]. Dans un premier temps, je vais traiter d’un des auteurs que Strauss a critiqué, Otto Von Gierke, pour ensuite aller vers la pensée straussienne en tant que telle. Je finirai avec l’argument straussien de la diversité des conceptions de bien et de mal du droit naturel.

Strauss remet en question la perspective positiviste du droit naturel, en grande partie par sa critique du droit naturel chez Gierke. Celui-ci redécouvre l’auteur Johannes Althusius à la fin du XIXe siècle en traitant du droit naturel en Allemagne[2]. Il s’inscrit en ce sens dans le courant de l’historicisme allemand. Ce courant de pensée était axé sur le droit, l’État et leurs institutions, et se divisait entre les branches romantique et rationnelle, qui avaient respectivement pour thèmes le patriotisme culturel et le positivisme rationnel. Selon Gerhard Dilcher, le droit naturel straussien était ainsi issu de l’expérience humaine et était une construction juridique liée à une époque. Pour Gierke, il fallait analyser le droit naturel d’Althusius principalement selon les structures constitutionnelles que celui-ci décrit[3].

Pour sa part, Leo Strauss décrit le droit naturel comme étant « indépendant de l’arbitraire humain »[4]. Il critiquera la pensée historiciste allemande de cette époque et s’opposera ainsi à Gierke et sa conception du droit[5]. Pour lui, le droit naturel en tant que norme de référence doit être lié à la recherche de la vérité. Ce n’est pas une norme de conduite sociale comme le pense les historicistes, parce que ce qui caractérise la vie sociale c’est l’opinion et non la vérité[6]. Une fois placés sous l’optique de la philosophie, les principes immuables de justice inhérents à toute vie sociale vont être accompagnés du droit naturel parce que l’un ne peut aller sans l’autre[7]. En somme, le droit naturel existerait à partir de la prise de conscience à la fois de l’existence de principes de justice situés au-dessus du groupe des individus qui les adopte, ainsi que de la possibilité que d’autres groupes aient ce type de principes. De plus, on peut déduire de cela que s’il existe une diversité de notions de bien et de mal, il va nécessairement exister une diversité de groupes, de cultures et d’opinions les adoptant[8]. Strauss va même jusqu’à dire que cette diversité est la condition essentielle de l’apparition du droit naturel[9].

A contrario, la non diversité des notions de bien et de mal et l’unicité culturelle en découlant pourrait empêcher l’émergence du droit naturel ainsi que l’apparition de la philosophie en tant que quête de vérité. On peut même affirmer que l’absence de la philosophie due à l’unicité de ces notions pourrait empêcher l’évolution de principes de justice fondamentaux du droit positif, et, en conséquence, de conditions historiques d’émergence d’une idée politique. Pour pallier à ce problème, il faut analyser « (…) la façon dont [les choses politiques] se présentent dans la vie politique et dans les actes de la vie quotidienne quand il faut prendre une décision »[10]. Au final, Strauss est d’avis qu’en empêchant l’utilisation des principes généraux de justice, l’historicisme rejette carrément le droit naturel[11].


[1] Jean-Guy Provost, De l’étude des idées politiques, Québec, PUQ, 1995, p. 15.

[2] Otto Gierke, The Development of Political Theory, trad. de l’allemand, New York, Routledge Revival, Routledge, 2018 (1880 pour la version allemande, 1939 pour la traduction).

[3] Gerhard Dilcher, « The Germanists and the Historical School of Law : German Legal Science between Romanticism, Realism, and Rationalization », Journal of the Max Planck Institute for European Legal History, n° 24, 2016, p. 20-72.

[4] Leo Strauss, « Le droit naturel », trad. d’Emmanuel Patard, Centre Sèvres, Archives de Philosophie, tome 79, n° 3, 2016, p. 455. Pour un exposé de termes désignant le droit naturel, voir Simone Goyard-Fabre, Les embarras philosophiques du droit naturel. Paris, J. Vrin, 2002, p. 7-12.

[5] Il est à noter que Strauss ne critique pas la position de Gierke sur Althusius, mais plutôt sa conception générale du droit naturel. Pour un exposé de la critique straussienne de Gierke, voir Beau Shaw, « The God of This Lower World : Leo Strauss’s Critique of Historicism in Natural Right and  History », The Review of Politics, vol. 81, n° 1, 2019, p. 47-76.

[6] Leo Strauss, op cit., 2016, p. 481. Adrien Louis fait état de la critique de Claude Lefort à la théorie straussienne de l’histoire. Adrien Louis, «Voir et comprendre la politique moderne : Leo Strauss  et Claude Lefort»,  Archives de Philosophie, vol. 79, 2016, p. 485-498.

[7] Leo Strauss, Droit naturel et histoire, trad. de  l’anglais  par MM. H. Rousseau, A. Bloom  et V. Gourevitch, Paris, Champs essais, 2008 (1953, 1954 pour cette traduction), p. 21.

[8] Richard Kennington, « Strauss’s Natural Right and History », Review of Metaphysics, vol.35, n°1, p.63-64.

[9] Leo Strauss, op. cit., p. 24.; Voir aussi Leo Strauss, Qu’est-ce que la philosophie politique?, trad. de l’anglais, Paris, PUF, 1995 (1959), p. 35, 59-60, 83.

[10] Idem.

[11] Beau Shaw, « The God of This Lower World : Leo Strauss’s Critique of Historicism in Natural Right and  History », The Review of Politics, vol. 81, n° 1, 2019, p. 52. Corine Pelluchon traite de la crise du modernisme et du rapport entre les Anciens et les Modernes. Corine Pelluchon, « Leo Strauss : la crise du rationalisme moderne », Revue française d’histoire des idées politiques, vol. 2, n° 40, 2014, p. 325-346.

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