L’idée fédéraliste chez Johannes Althusius (1557-1638)

L’idée fédéraliste chez Johannes Althusius (1557-1638)

Dans le texte précédent, j’ai fait une synthèse de la thèse de Bernard Voyenne dans son livre Histoire de l’idée fédéraliste. Dans le présent texte, je poursuis sur le thème de l’idée fédéraliste althusienne et je développe quelques points qui y sont liés.

Althusius utilise les termes foederatio et confoederatio dans La Politique (1614)[1]. Cependant, il fait état de structures d’organisation qui supposent l’existence d’institutions formelles, ce qui n’est pas le cas pour le terme foederatio pris dans son sens de l’époque et pour le terme confoederatio pris au sens de notre époque[2]. Althusius décrit le fonctionnement d’un système d’organisation politique considéré comme un des éléments composant une société, mais pas comme l’unique élément. En somme, ce système d’organisation politique est inclus dans la société, mais pas l’inverse. Traiter de l’idée fédéraliste chez Althusius c’est ainsi traiter des structures sociopolitiques qu’il donne à son organisation politique. Il est donc pertinent de savoir si sa théorie se place du côté de la confédération ou de la fédération, selon à la fois la signification de son époque et celle qui nous est contemporaine, car il serait ainsi possible de déterminer comment le pouvoir se distribue au sein de sa structure. Plus précisément, l’enjeu est de savoir si cette distribution du pouvoir est ascendante ou descendante, si elle part du haut vers le bas ou vice-versa. Je tenterai de faire tout cela avec l’aide d’autres concepts utilisés par Althusius dans La Politique.

La précision s’impose car en aucun moment la théorie d’Althusius ne se présente à nous clairement sous la forme de l’une ou l’autre des structures étatiques que sont la confédération et la fédération. Même qu’à aucun endroit dans La Politique il fait explicitement la promotion d’une de ces formes d’organisation étatique sous un vocabulaire uniforme. Pour décrire son système, il traite surtout de la consociatio universalis (consociation universelle), qui est la forme la plus achevée de l’agglomération de divers groupes, ainsi que de divers types de confédérations. Voici un extrait où il en traite.

«Maintenant que nous avons parlé des consociations publiques particulières et mineures, passons à la consociation publique universelle et majeure. Dans cette consociation, de nombreuses villes et provinces s’obligent à détenir, organiser, utiliser et défendre, par leurs énergies et leurs dépenses communes, le droit du royaume (jus regni) à la communication mutuelle des choses et des services. Car sans ces supports et le droit de communication, une vie pieuse et juste ne peut être établie, encouragée et préservée dans la vie sociale universelle[3]».

Althusius poursuit en précisant ce qu’il entend par consociation universelle :

« D’où cette société mixte, constituée en partie de sociétés privées, naturelles, nécessaires et volontaires, en partie de sociétés publiques, est appelée consociation universelle. C’est un régime politique au sens le plus complet, un imperium, un royaume, une république et des peuples unis en un seul corps par l’accord de nombreuses associations symbiotiques et corps particuliers, et réunis sous un seul droit. Car les familles, les villes et les provinces existaient par nature avant les royaumes et leur ont donné naissance[4] ».

On peut en ce sens affirmer que dans La Politique, l’idée fédéraliste est à la fois présente et absente. Elle est présente parce qu’on peut la déduire de La Politique. Elle est absente parce qu’elle n’est pas explicitement nommée, ni même conceptualisée en tant que telle par Althusius. Quoi qu’il en soit, l’idée fédéraliste occupe une place d’égale importance au sein de la pensée althusienne avec d’autres concepts comme ceux de droit naturel, de souveraineté et de droit de résistance. Mais contrairement au concept de droit naturel althusien, elle n’est pas une norme de référence et contrairement aux concepts de droit de résistance et de souveraineté, elle n’est pas un corollaire nécessaire à la santé du système politique établi[5]. Elle est une forme d’organisation politique. Diverses remarques peuvent être faites à partir de la comparaison de l’idée fédéraliste althusienne avec ces concepts.

La première remarque concerne le droit naturel althusien. Bien qu’il ne le définisse pas explicitement, Althusius s’y réfère à plusieurs reprises pour donner une base à son organisation politique[6]. Le rapport qu’il établit entre le droit naturel, issu en grande partie de la parole de Dieu, et le droit positif, issu de l’expérience humaine, est hiérarchique non pas en ce qu’il établit une nette prépondérance de l’un ou de l’autre, mais davantage parce qu’il met en place une égalité dans la coexistence des deux concepts. Dans cette égalité, chacun a préséance sur l’autre dans son propre domaine. En fait, le droit naturel concernerait les problèmes généraux d’importance, où les solutions se trouveraient dans la parole de Dieu et dans des principes généraux devant être suivis par les individus. C’est pourquoi Althusius se réfère à plusieurs reprises à l’Ancien testament et aux dix commandements. Pour sa part, le droit positif concernerait plus les rapports des individus entre eux. Ceux-ci auraient à envisager par eux-mêmes des règles permettant qu’ils vivent en société de façon paisible. Pour y arriver, Althusius propose qu’ils se réfèrent au droit naturel, donc à la parole de Dieu, pour mettre en place un cadre permettant de vivre en harmonie. Le droit naturel se retrouverait donc à servir de cadre au droit positif.

De cette relation entre droit naturel et droit positif, trois sous-remarques peuvent être faites concernant le rapport entre les deux notions et ce sur quoi il peut déboucher, c’est-à-dire en quoi ce rapport peut se transposer entre deux autres concepts. Premièrement, à partir de la répartition des domaines respectifs de ces deux types de droit, on peut imaginer une répartition des pouvoirs de légiférer entre deux types d’entités, voire entre deux paliers de gouvernement. On peut même affirmer que, dans son essence même, le droit naturel althusien jetterait les bases de son idée fédéraliste. Bref, au niveau philosophique du moins, il en porterait les germes.

La deuxième sous-remarque porte sur un aspect plus constitutionnel, la répartition des domaines de faire des règles relevant du droit positif. En effet, on voit dans la coexistence entre droit naturel et droit positif une coexistence entre le sacré et le profane, voire entre le religieux et le politique. Dans la théorie althusienne, cette coexistence se transposerait concrètement dans une délimitation entre les autorités ecclésiastiques et civiles de leurs pouvoirs respectifs d’édicter des lois[7]. C’est un aspect de sa pensée auquel Althusius attribue beaucoup d’importance en tant que calviniste convaincu[8].

La troisième sous-remarque tient à la ressemblance entre ce qu’implique l’encadrement du droit positif par le droit naturel et la conception moderne de constitution. La ressemblance vient du fait qu’une constitution considérée selon notre époque sert de point de référence pour édicter des lois de la même façon que le droit naturel althusien sert de référence aux règles positives. On peut donc se demander si Althusius pourrait être à quelque part à l’origine de la conception moderne de ce que l’on considère être une constitution.

La deuxième remarque concerne pour sa part le droit de résistance qu’Althusius met de l’avant dans La Politique (1614). En effet, dans son traité Althusius prévoit que les magistrats ont le devoir de résister à leur souverain dans les cas où celui-ci contreviendrait au droit naturel et aux lois du groupe qu’il est supposé représenter. En faisant ainsi, il met de l’avant l’entente entre les individus et leur souverain, entente comprenant des obligations pour chaque partie, ainsi qu’une structure politique permettant à tous de remplir leurs obligations. On peut ici remarquer que le souverain doit se référer au droit naturel pour justifier ses actions, et que celles-ci doivent être conformes à des règles positives, celles de l’entente entre lui et les individus. Dans les deux cas, s’il transgresse les règles il devient un tyran et met en danger l’organisation politique permettant aux individus de vivre harmonieusement entre eux selon la parole de Dieu[9]. Ce que l’on nomme droit de résistance pourrait au final être vu comme un devoir de résistance, surtout si est en jeu la cohésion de l’organisation politique mise en danger par les actions d’un souverain tyran[10].

La troisième remarque concerne l’objet principal de ce texte, l’idée fédéraliste althusienne, et ce qui la lie au concept d’État. L’idée fédéraliste étant ce qui structure l’organisation politique althusienne, le concept d’État est nécessairement impliqué dans un débat la concernant. C’est en ce sens qu’il faut lier l’idée fédéraliste althusienne au concept de souveraineté, soit celui de la souveraineté de l’État en tant qu’organisation politique, et non souveraineté du territoire. Pour que l’organisation politique althusienne puisse être souveraine dans ce qui ne concerne pas sa territorialité, il faut que les parties qui la composent le soient aussi. Pour résoudre cette situation, Althusius fait reposer la souveraineté de l’ensemble constituant l’État sur la nécessité pour chaque groupe de délaisser une partie de sa souveraineté afin de pouvoir garder son autonomie. On constate qu’alors que Bodin fait reposer la souveraineté de l’État sur la volonté du souverain, Althusius choisit de la faire reposer sur l’autonomie des unités composant l’ensemble[11]. On est ici en présence d’une composante importante de l’idée fédéraliste althusienne, la délégation de souveraineté, qui est effectuée entre deux entités selon le même type de rapport que ce qui a été plus tôt établi entre le droit naturel et le droit positif dans la première remarque.

Cette discussion sur ce qui lie l’idée fédéraliste althusienne aux concepts althusiens de droit naturel, droit de résistance et de souveraineté nous amène à traiter de l’article de Thomas Hueglin Althusius, Federalism, and the Notion of the State[12]. Dans cet article, la problématique tourne principalement autour des réponses à donner à la question : « Qu’est-il possible de considérer comme fédéraliste dans la théorie althusienne contenue dans La Politique? ». Mais est-ce la bonne première question à poser? La question devant être posée au départ est la suivante : est-ce que la théorie althusienne est une théorie d’un système fédéraliste? Au sens de notre époque, celui lié au fédéralisme madisonien où souveraineté est liée à l’occupation du territoire, il faudrait répondre non[13]. En effet, Althusius ne fonde et ne présente pas sa théorie comme une forme d’organisation étatique du territoire. Par contre, on peut déduire de son exposé que les structures qu’il décrit seraient celles d’une union communale telle qu’introduite par Bernard Voyenne[14]. Cette expression renvoie à la fois à une organisation formelle, à une mise en commun plus que circonstancielle, et à une renonciation minimale de la liberté d’action, ce qui rapproche la théorie althusienne du sens actuel du terme confédération[15]. Mais parce qu’il faut replacer le terme dans le contexte de son époque d’utilisation, il serait préférable d’utiliser foederatio. En effet, le faible niveau de contrainte institutionnelle du Moyen-Âge se retrouve dans la pensée althusienne. En ce sens, le terme idéal pour décrire l’ensemble de ses structures politiques devrait être constitué des concepts d’union communale et de foederatio. Union fédérale serait ainsi une expression acceptable pour décrire l’organisation politique d’Althusius en des termes qui ont une résonnance pour nous. Mais ce serait surtout par rapport aux concepts de droit naturel, de souveraineté et de droit de résistance que cette expression serait nécessaire, car contrairement aux notions de fédération et confédération, elle ne laisse planer que peu de doutes quant à l’interprétation de leur place au sein de la pensée althusienne.

Terminons en posant une question plus que pertinente en guise de sortie, question à laquelle n’hésitez pas à répondre dans les commentaires : est-ce commettre un anachronisme que de qualifier une théorie de cette époque selon des termes qui nous parlent aujourd’hui?


[1] C’est dans le chapitre IV intitulé The Collegium (p. 33-38) que se situe la base de l’idée fédéraliste althusienne. Johannes Althusius, Politica Methodice Digesta, trad. et commentaires par Frederick S. Carney, Londres, Eyre & Spottiswood, 1995 (1964), 232 p. Dans ce qui pourrait aider à qualifier la pensée althusienne, il y a aussi les lettres « fed » qui incluent confédération et fédération, qui mènent une fois à « federation » au chapitre IV intitulé The Collegium, plusieurs fois au chapitre XVII Secular Communication (italique?), et au chapitre XXXVIII Tyranny and its Remedies. De plus, dans la version latine de 1614 le terme « foed », (en français contrat, entente, pacte), ne se retrouve que dans trois chapitres (chapitres I, V, XXI).

[2] Je renvois les lecteurs au premier article que j’ai écrit sur mon blog sur Historiamatica, Ambivalence de l’idée fédéraliste : origines d’une permutation de sens.

[3] La traduction de l’anglais au français est de moi. Il faut mentionner que dans sa traduction de La Politique, Carney traduit consociatio par association. Ibid., par. 1-2, p. 66. Dans mon mémoire et dans ce texte, j’ai choisi de garder le terme consociation pour rester le plus fidèle possible à la pensée d’Althusius. En mon sens, Carney fait une erreur avec ce choix dans sa traduction. Pour une critique de la traduction de Carney, voir Robert V. Friedeburg, « From collective representation to the right to individual defence: James Steuart’s ius populi vindicatum and the use of Johannes Althusius’ politica in restoration Scotland », History of European Ideas, vol. 24, n° 1, 1998, p. 31.

[4] Ibid., par 3, p. 66.

[5] Je reviendrai plus en profondeur sur ces trois concepts dans un prochain texte. Pour l’instant, on peut mentionner que le droit naturel représente une norme universelle de droit où les prémisses de base servent aux individus à se référer pour répondre à un questionnement d’ordre général et moral. Le concept de souveraineté représente ce qui relève de l’autonomie des consociations entre elles et face à l’extérieur, ainsi que de la consociation universelle surtout face à l’extérieur. Pour finir le droit de résistance est relatif à la possibilité pour des individus de déposséder un souverain qui ne remplit pas ses tâches, qui les fait mal, ou qui agit de façon à nuire à l’ensemble des consociations lui ayant délégué son autorité.

[6] Dans le meilleur des cas, on peut le déduire de ce qu’il écrit, mais avec beaucoup d’efforts préalables, comme dans l’exemple suivant. « Par conséquent, tout pouvoir et tout gouvernement sont dits de Dieu. Et rien, comme l’affirme Cicéron, « n’est aussi adapté à la loi naturelle (jus naturae) et à ses exigences que l’imperium, sans lequel ni la maison, ni la ville, ni la nation, ni la race entière des hommes ne peuvent durer, ni la nature entière des choses ni la monde lui-même ». Johannes Althusius, op. cit., Chap. I, par. 20.

[7] C’est-à-dire les deux autorités pouvant légitimement édicter des règles de droit positif.

[8] On n’a pas à aller plus loin que la traduction anglaise du titre de La Politique pour le constater : Politics Methodically Set Forth and Illustrated with Sacred and Profane Examples. Idem.

[9] Johannes Althusius, op. cit., Chap. XXXVIII, par. 1-3.

[10] Quentin Skinner explique bien l’aspect devoir de résistance. Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, Paris, Albin Michel, 2001, Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité, p. 615 à 679.

[11] Thomas O. Hueglin, Early Modern Concept for a Late Modern World. Althusius on Community and Federalism, Waterloo, WLUP, 1999, p. 59-61.

[12] Idem., « Althusius, Federalism, and the Notion of the State », Il pensiero Politico, vol. 13, novembre 1980, p. 225-232.

[13] Robert Frederick Jonasson, « The Political Uses of Subsidiarity : From Thomas Aquinas to Thomas Courchene », Thèse de doctorat, Université Western Ontario, (sciences politiques) 2000, p. 46-47.

[14] Bernard Voyenne, Histoire de l’idée fédéraliste, Paris, Réalités du présent, Presses d’Europe, 1976, p. 69-82.

[15] Ibid., p. 61-62.

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