Ambivalence de l’idée fédéraliste : origines d’une permutation de sens

Ambivalence de l’idée fédéraliste : origines d’une permutation de sens

Johannes Althusius (1557-1638) était un juriste et théologien calviniste ayant eu une carrière d’homme politique à Emden, une ville située près de la frontière avec les Provinces-Unies alors récemment séparées des Pays-Bas espagnols. Redécouvert à la fin du XIXe siècle, son legs aux idées politiques et juridiques est de plus en plus reconnu à sa juste valeur. Considéré comme un des premiers théoriciens de l’idée fédéraliste, sa pensée provient d’idées ayant pris naissance en grande partie au Moyen Âge[1].

Par Ludovic Blais, étudiant à la maîtrise en histoire de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Sherbrooke.

Johannes Althusius (1557-1638) était un juriste et théologien calviniste ayant eu une carrière d’homme politique à Emden, une ville située près de la frontière avec les Provinces-Unies alors récemment séparées des Pays-Bas espagnols. Redécouvert à la fin du XIXe siècle, son legs aux idées politiques et juridiques est de plus en plus reconnu à sa juste valeur. Considéré comme un des premiers théoriciens de l’idée fédéraliste, sa pensée provient d’idées ayant pris naissance en grande partie au Moyen Âge[1].

Le texte que je vous propose aujourd’hui est une synthèse partielle des idées exprimées dans le livre de Bernard Voyenne Histoire de l’idée fédéraliste[2]. Il se veut une introduction à la pensée de l’auteur allemand Johannes Althusius (1557-1638). Je ne traiterai pas de sa pensée dans cet article, mais j’y reviendrai dans un avenir rapproché.


L’histoire de l’idée fédéraliste du Moyen Âge au XVIIIe siècle tient à l’utilisation des mots foederatio et cum-foederatio, qui vont devenir fédération et confédération à notre époque par une permutation de sens que le présent texte tente d’expliquer. La première se définit de nos jours comme un regroupement formel d’entités fédérées ayant délégué certains pouvoirs à une autorité fédérale centrale. La deuxième représente davantage une union circonstancielle, parfois permanente, mais avec toujours très peu de pouvoirs délégués au gouvernement central.

Toutefois, pendant cette longue période, la foederatio représente un groupe d’individus, les foederetis, unis au sein d’une entente entre membres se considérant égaux entre eux. Au sein de l’entente, il n’y a aucune possibilité de contraindre un autre membre à adopter une position donnée. Il s’agit le plus souvent de rassemblements d’individus de toutes origines et non de groupes. Parallèlement, le préfixe latin « cum » est utilisé pour marquer une union formelle et structurée, voir un pacte solennel. Avec le temps, les deux mots sont réunis en cum-foederatio, qui en vient à désigner une union formelle et structurée entre membres se considérant égaux entre eux. On constate donc qu’il y a eu une permutation de sens depuis. Deux explications principales peuvent être avancées ici.

La première tient au fait que la permutation de sens va s’effectuer dans le cadre de la montée de l’absolutisme royal. Plusieurs souverains d’alors ont intérêt à discréditer les unions communales, principalement en raison de l’image de liberté émanant de ce type d’ententes scellées par contrat. Ces unions forment un contrepoids au pouvoir des souverains, et sont donc une menace pour les tenants de l’absolutisme royal. À cause de cette liberté, le mot conjuré (des mots latins cum et jure), qui faisait à l’époque référence à une union consentie, serrée et permanente entre individus, va adopter un sens négatif, celui que l’on retient aujourd’hui, et qui renvoie à un complot contre l’autorité. L’ambiguïté vient donc du fait que les mots conjuré et confédération étaient liés sémantiquement, au départ, par le préfixe « cum » qui devient « con » par la suite. Le premier, ayant été affublé d’une connotation très négative, laisse avec l’idée que les individus qui s’organisent entre eux sont des personnes qui vont en vouloir à l’ordre établi. Ainsi, le deuxième n’aurait donc pu être utilisé sans recevoir de fortes critiques. Il aurait perdu le préfixe « con » afin de ne pas subir l’aspect coercitif de l’autorité royale[3].

La deuxième explication est liée aux tumultes politiques vécus par les États-Unis d’Amérique dans la période suivant immédiatement leur indépendance. En effet, après la victoire contre les Britanniques, des problèmes surviennent dans les relations entre les divers États. Des débats ont alors lieu quant à la nature de la structure étatique à donner à la nouvelle union. D’un côté il y a les États désirant le plus faible ou même l’absence de niveau de coordination, et de l’autre ceux qui désirent un gouvernement supranational pour gérer une situation de conflits qui risque de mettre en danger l’indépendance nouvellement acquise. La solution retenue au lieu du statu quo existant est celle qui est alors préconisée notamment par les auteurs des textes The Federalist.  Il s’agit de regrouper les anciennes colonies au sein d’une union où les pouvoirs de faire des lois sont répartis entre les États membres et le gouvernement central et sont consignés au sein d’un texte explicitant l’entente, la Constitution américaine. Or, de façon contradictoire les tenants de cette option vont être appelés fédéralistes dans les débats, en grande partie à cause des textes The Federalist, qui sont en fait une synthèse des principales idées de « cum-foederatio ». C’est donc par l’utilisation juridique de ce terme par des auteurs des premiers temps de l’indépendance américaine, que la confusion entre les termes confédération et fédération va se renforcer. De plus, la division entre Confédérés (sud) et Fédérés (nord) lors de la guerre civile américaine (1861-1865) est venue rajouter à la confusion[4].

Cependant, Voyenne est quand même d’avis que jusqu’à ce moment, l’utilisation qui en était faite n’était pas aussi tranchée[5]. La permutation de sens entre confédération et fédération serait donc le résultat d’un long processus débutant avec la montée de l’absolutisme royal, et continué par la formalisation des deux termes lors de l’après-guerre d’indépendance et de la guerre civile qui survient aux États-Unis au siècle suivant.


[1] Voir Thomas Hueglin, « Johannes Althusius : Medieval Constitutionalist or Modern Federalist? », dans Daniel J. Elazar (dir), Federallism as Grand Design. Political Philosophers and the Federal Principle, UPA, 1987, p. 15-47.

[2] Bernard Voyenne, Histoire de l’idée fédéraliste : les sources, Paris, Presses d’Europe, 1973, 316 p.

[3] Ibid., p. 57-60.

[4] En ce qui concerne les premiers temps de l’indépendance américaine et la guerre civile au 19e siècle, voir Ibid., p. 113-161.

[5] Ibid., p. 62.

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